Le trajet d’autobus

Y’a des gens qui font un bref passage dans notre vie. Des fois, on leur adresse même pas la parole.

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12h16, la nuit.

Ça faisait 25 minutes que j’attendais l’autobus à l’arrêt devant chez mon amie, assise sur le banc en métal rouillé frette qui était vissé sur les murs intérieurs de l’Abribus. Zéro confortable.

J’connaissais pas l’horaire par coeur pis les heures de passage étaient pas affichées nulle part. Ça gosse quand ça arrive.

Ç’tait long, j’étais pus capable.

J’commençais à m’dire que j’devais avoir manqué l’dernier bus du parcours.

Au même moment, t’es arrivé pis tu t’es assis à côté d’moi.

Non seulement ça m’a redonné l’espoir de voir éventuellement le nez d’l’autobus numéro 293 apparaître au coin d’la rue, mais le temps m’a aussi paru vraiment moins long.

Tu sentais un peu la robine, mais ç’correct. À ç’t’heure-ci, ç’pas quelque chose qui m’surprend.

T’avais ton gros casque d’écoute sur la tête et t’écoutais la dernière toune des Black Keys, « Fever ».

Oui, j’avoue, j’ai regardé par-dessus ton épaule pendant qu’tu choisissais ta chanson sur ton iPhone.

J’suis stalkeuse de même.

Mais on dit que ç’que les gens écoutent comme musique, ça peut nous en dire long sur leur personne.

Pis j’veux en savoir long sur ta personne.

Tu m’regardais pas pantoute, t’avais l’air à t’en foutre pas mal, de moi.

Ç’t’à croire que tu l’sentais pas qu’j’avais les yeux rivés sur toi.

M’semble que quand quelqu’un m’fixe, y’a comme une espèce de force spirituelle qui fait qu’je l’sais. Je l’sens dans l’coin d’mon oeil.

Pas toi.

Tu gardais ton regard sur ton cellulaire. Pas une seconde ailleurs.

Y’est chanceux. Moi aussi j’aurais aimé ça qu’tu m’regardes.

T’étais complètement dans ta bulle.

Ç’tait quasiment intimidant.

T’avais un allure vraiment mystérieuse.

Pis j’avais envie d’démystifier l’mystère.

Mais c’est là qu’le ronronnement de moteur du bus s’est fait entendre.

Mon téléphone m’indiquait 12h27.

Y’était temps.

Au moins, les 10 dernières minutes ont passées sans que j’m’en rende vraiment compte.

T’es entré dans l’autobus en premier.

« Les femmes d’abord », tu connaissais pas ça.

Tu devais pas prendre l’autobus souvent parce que t’as payé en monnaie, pas avec une carte Opus.

J’me suis assise sur les bancs du fond pis toi t’es resté debout.

On était les deux seuls, t’aurais pus t’asseoir n’importe où. Mais non.

T’étais un peu étrange, ‘faut l’admettre.

On est resté d’même, à notre place, sans bouger, pendant 5 minutes.

J’voulais savoir comment tu t’appelais. C’est comme un peu la base, t’sais.

Ça m’grugeait l’intérieur mais j’étais trop gênée.

Finalement, j’ai décidé d’prendre mon courage à deux mains et d’aller t’parler.

J’ai récité mon texte dans ma tête sur repeat:  « C’est quoi ton nom? C’est quoi ton nom? C’est quoi ton nom? C’est quoi ton nom? »

« Come on, Marika, c’est facile. »

Mais j’voulais pas qu’ça sonne de même: « Tes noix sont cons? », ou bein d’même: « C’est nom ton quoi? »

27 répétitions mentales plus tard, j’étais prête.

J’ai relevé mes manches, j’me suis regardée dans l’écran d’mon cell pour voir si j’avais des p’tites couettes de ch’feux folles tout l’tour d’la tête.

Ça avait l’air correct.

Pis là, t’as tiré sur la corde jaune.

Ding!

Les deux mots « Arrêt demandé » se sont allumés en rouge sur le bidule accroché au plafond.

J’ai pas réalisé tout d’suite ç’qui s’passait. J’étais comme pus-toute-là.

Le bus s’est arrêté en même temps qu’mon coeur.

T’es descendu.

Sans que j’connaisse ton prénom. Rien.

J’ai regardé les portes se fermer. C’est là qu’j’ai catché ç’qui venait d’arriver. Un peu trop tard, par contre.

J’aurais pu sonner la cloche, moi aussi. Débarquer à l’arrêt suivant, courir après toi et te demander ton nom, maintenant que j’connaissais mon texte par coeur.

Ça aurait été digne d’un film quétaine de fille.

Mais je l’ai pas fait.

J’me suis dit qu’y’a des gens comme ça qu’on rencontre dans notre vie, mais qui restent pas. C’est juste des chemins qui s’croisent.

Ce soir-là, on s’était juste croisé.

Fa’que j’ai mis mes écouteurs dans mes deux oreilles, j’me suis enfermée dans ma bulle et j’ai écouté « Fever » en gardant les yeux sur mon cellulaire.

Pis j’t’ai pus jamais revu.

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